Canular ou imposture ? Il y a cinquante ans, Romain Gary piégeait l’Académie Goncourtavec un roman publié sous le pseudonyme d’Émile Ajar.
C’est le plus prestigieux des prix littéraires de France : le Goncourt. Depuis sa création en 1903, la règle est claire : un auteur ne peut recevoir le prix qu’une seule fois. Et pourtant… En 1975, Romain Gary décroche un second Goncourt au nez et à la barbe du petit monde littéraire parisien. Comment ? En se cachant derrière un pseudo. Cinquante ans plus tard, France 2 revient sur cette affaire avec le téléfilm « L’Enchanteur », ce mercredi à 22h45.
La promesse de l’aube
Romain Gary est habitué aux changements d’identité. Né Roman Kacew dans la Russie impériale, il a 14 ans, en 1928, quand sa famille émigre en France. Le jeune Soviétique devient rapidement français. En juin 1940, à l’appel du général de Gaulle, il entre dans la Résistance. C’est là qu’il se choisit le pseudonyme de Gary – qui signifie « brûle » en russe. Ce nom devient officiellement le sien après-guerre. Romain Gary entame alors une carrière de diplomate : il représente la France aux quatre coins du monde. Mais dès qu’il en a le temps, il écrit. La consécration vient en 1956 avec « Les Racines du ciel », qui décroche le Goncourt. Le titre suivant, « La Promesse de l’aube », rencontre également un vif succès. Gary est au sommet de sa gloire. En 1962, il épouse Jean Seberg, l’actrice américaine dont tout le monde parle depuis « À bout de souffle ».
Tout recommencer
À la fin des années 1960, Gary voit son monde s’écrouler : sa femme a une liaison avec Clint Eastwood, tandis que ses romans ne font plus recette. Pour rebondir, il décide de prendre un pseudonyme. « J’étais menacé de moi-même à perpétuité… Recommencer, revivre, être un autre fut la grande tentation de mon existence », expliquera-t-il. En 1975, c’est sous le nom d’Émile Ajar qu’il publie « La Vie devant soi ». Qui est cet Ajar ? Personne ne le connaît, mais tout le monde l’encense. Lors d’une émission télé, une critique du magazine Lire le compare à… Romain Gary ! Autant elle déteste Gary, autant elle admire Ajar. « C’est quand même un autre talent ! », s’exclame-t-elle.
La descente aux enfers
Gary se marre : le microcosme parisien est tombé dans le piège à pieds joints. Mais voilà que « La Vie devant soi » se retrouve dans les favoris au Goncourt… Romain Gary ne veut pas dévoiler sa supercherie. Comment faire ? Il demande à son petit-cousin, Paul Pavlowitch, de jouer le rôle d’Ajar pour répondre à quelques interviews. Il mandate aussi son avocate, Gisèle Halimi, pour annoncer qu’Émile Ajar refuse tout prix littéraire. Le Goncourt lui est quand même attribué le 17 novembre 1975. Pour Romain Gary, c’est le début de la descente aux enfers. Certains le soupçonnent d’être Ajar, même s’il s’en défend. Le cousin Paul, pris au jeu de la notoriété, lui fait des ennuis. Cet imbroglio le mine. En décembre 1980, Romain Gary met fin à ses jours.
Au revoir et merci
La supercherie est levée quelques mois plus tard. D’abord par Paul Pavlowitch, qui raconte toute l’histoire à Bernard Pivot dans « Apostrophes ». Ensuite par un petit livre posthume de Gary : « Vie et mort d’Émile Ajar ». Il le conclut par ces mots : « Je me suis bien amusé. Au revoir et merci. »
Cet article est paru dans le Télépro du 28/8/2025