Roberto Alagna : «Mes personnages me donnent des leçons» (interview)

Roberto Alagna : «Mes personnages me donnent des leçons» (interview)

Ce mardi 5 août à 21.50, France 2 sera en direct des Chorégies d’Orange pour une représentation d’«Otello» de Verdi. Dans le rôle-titre, on retrouve l’incontournable Roberto Alagna !

Vous êtes un habitué des Chorégies…

J’ai chanté à Orange pour la première fois en 1993. Depuis, j’y suis revenu très souvent. J’ai pris mes marques. Raymond Duffaut, le directeur des Chorégies, me fait confiance. Année après année, je rejoins mon groupe de passionnés d’opéra et de voix, dans un rituel de fin de saison. Je suis devenu un peu un emblème des Chorégies ! En outre, à côté des souvenirs attachés aux Chorégies, j’ai une sorte d’affection mystique pour ce lieu, pour ses pierres. Le public d’Orange me connaît. Il y a une vraie communion entre nous.

En quoi vos performances aux Chorégies sont-elles un défi pour vous ?

Ce passage au Théâtre antique d’Orange intervient au moment où l’on est le plus fatigué, après une saison chargée. Il est synonyme de dépassement de soi. Dans ce théâtre, les répétitions sont éprouvantes. Il y a beaucoup de démesure : le lieu est gigantesque et, entre le mistral, la poussière, la chaleur, il faut souvent lutter contre les éléments. À côté de ces épreuves physiques, il faut un mental très fort, du self-control. Pour cela, je m’appuie sur la méditation. Alors, la magie s’installe. La récompense est immédiate. Orange est mon baromètre de santé !

Avez-vous déjà incarné Otello ?

J’ai chanté des extraits d’Otello tout au long de ma carrière. C’est même l’un des premiers rôles que j’ai travaillés avec mon professeur cubain à l’âge de 17 ans ! Après l’avoir mis de côté pendant plusieurs années, j’y suis revenu. Le mois dernier, salle Pleyel à Paris, j’ai chanté ce rôle, à l’exception des parties chorales et des ensembles. À Orange, je le joue pour la première fois en scène. C’est un gros défi, car dans un lieu comme celui-ci, toute prise de rôle est risquée !

Qu’est-ce qui vous plaît dans cet opéra ?

Otello est un rôle magnifique, shakespearien, c’est-à-dire dans lequel il faut autant jouer la comédie que chanter. J’ai joué Roméo dans «Roméo et Juliette» pendant des années, une interprétation pour laquelle j’ai reçu le prix Laurence Olivier à Londres. Que ce trophée porte le nom de l’un des plus grands acteurs shakespeariens a rendu pour moi cette distinction encore plus belle. Cet opéra a été mon cheval de bataille. Il m’a donné une reconnaissance et une renommée internationale.
Et puis, il y a le Belcantissimo, cette musique divine dans laquelle on retrouve toutes les qualités de Verdi. Cette Å“uvre figure parmi les dernières qu’il a composées. C’est la synthèse de sa carrière, un condensé de son Å“uvre. Toute sa vie d’homme et de compositeur, toutes les expériences qu’il a traversées, s’y trouvent. Il va à l’essentiel, au plus profond des personnages, pas seulement d’Otello, mais de Iago et des autres. À un certain moment, il a d’ailleurs pensé à intituler son opéra Iago, puis est revenu à Otello. Tous les personnages sont magnifiquement caractérisés par la musique et la profondeur de leurs sentiments.

Qu’est-ce qui vous touche dans la personnalité d’Otello ?

Elle est assez complexe. En jetant un regard basique, on voit un gros nigaud un peu ridicule qui tombe facilement dans le piège que lui tend Iago. Mais nous sommes alors très loin du personnage. Otello porte avant tout le drame de l’intégration, du racisme. Il ne faut pas réduire ce personnage à la jalousie. Otello est Maure. Il a énormément souffert en étant esclave, la pire condition qu’un homme puisse connaître. Grâce à ses compétences, car il est un excellent stratège militaire, il parvient à s’élever au plus haut niveau et devient commandant dans une société occidentale, qui n’est pourtant pas la sienne. Cela montre qu’il est loin d’être un idiot.

Alors pourquoi agir ainsi ?

Il ressent forcément un trouble intérieur puisque, pour atteindre son ambition et s’intégrer dans la société occidentale, il a renié sa religion et ses frères. Nous sentons ce doute permanent qu’il a en lui, cette crainte d’être trahi, notamment par sa femme, car il a trahi lui-même en se convertissant au christianisme. Nous sentons aussi des superstitions. Comme il a mal agi, il redoute d’être sanctionné d’une façon ou d’une autre. Quand arrive Iago, il voit en lui l’incarnation du mal et comprend immédiatement qu’il ne peut lutter, qu’il va être puni par le destin, Dieu ou une force supérieure. Otello est un combattant, un guerrier, un stratège. Il est donc capable de se contrôler. En tuant Desdémone, il retourne à ses origines. Pour son peuple, une femme adultère doit en effet être châtiée. Il se suicide un peu en anéantissant l’Otello occidental, celui qui a lutté contre les musulmans et pris une place dans une société qui ne l’a jamais vraiment accepté parce qu’il n’a pas la même couleur de peau. Le racisme est ainsi dénoncé. Iago l’appelle le Maure, par jalousie, par racisme, par ambition. Le père de Desdémone n’avait pas accepté non plus que ce Maure, ce «moins que rien», occupe une telle fonction, qu’il commande. Et Otello est conscient de tout cela.

Faut-il aimer un personnage pour mieux en restituer la dimension dramatique ?

Il faut surtout ne pas le juger. Je défends toujours les personnages que j’incarne, même les plus noirs : Scarpia dans «Tosca», mais aussi Iago. Ce sont toujours les situations qui font les personnages, et nous ne pouvons pas juger à moins d’être dans la même situation. Iago est victime de sa propre jalousie, de son racisme, de son ambition. Je ne juge jamais et me dis que pour en arriver à une situation donnée, il y a toujours une raison. D’ailleurs, si les compositeurs n’aimaient pas les personnages les plus noirs, ils ne composeraient pas une telle musique ! Le Credo de Iago est d’une beauté incroyable ; ce que chante Sarpia dans «Tosca» est sublime. Ces personnages sont des êtres humains : tous ont des faiblesses, des moments où ils peuvent basculer. Cela ne dépend que de la situation dans laquelle ils se trouvent. Voilà pourquoi je n’accuse jamais ! J’observe et m’efforce d’être très tolérant par rapport aux comportements humains. C’est la condition humaine qui est difficile !

L’acoustique d’Orange est particulière. Qu’est-ce que cela change dans votre façon de chanter ?

On croit tout le temps qu’Orange est une salle de bain, et que l’acoustique exceptionnelle facilite les choses. En fait, pour chanter dans ce Théâtre antique, il faut une émission spéciale de voix. Tout le monde ne passe pas à Orange, et nous ne savons pas bien pourquoi : c’est un phénomène acoustique. À la tombée de la nuit, les pierres, qui ont accumulé la chaleur durant la journée, dégagent une sorte d’humidité qui va créer une acoustique particulière. Pendant le jour, il y en a moins, et si l’on dispose quoi que ce soit devant le mur, il n’y en a plus ! Orange est très délicat, mais quand tout fonctionne, c’est un lieu magique !

D’où le côté mystique, presque surnaturel, que vous évoquiez…

Il faut que les pierres vous donnent leurs forces, leurs vibrations. Elles vont décupler les vôtres. Il faut faire corps avec les pierres. Vous devenez alors partie intégrante du monument. Si l’on ne fait pas dans son mental corps avec le Théâtre, ça ne passe pas. On ne peut pas tricher !

Vous avez déjà travaillé avec Myung-Whun Chung, Nadine Duffaut, Inva Mula…

La communion avec le metteur en scène, le chef d’orchestre et les chanteurs est très importante car elle va permettre l’osmose avec le public. Cette entente, cette envie de travailler et de créer quelque chose ensemble, transparaît. Le public le sent et nous le rend. C’est une communion dans le sens propre du mot. Avec Chung, j’ai toujours eu un rapport superbe. C’est un très grand chef, un des meilleurs aujourd’hui. Orange n’est pas évident. Il faut connaître le lieu, anticiper le geste, la direction. Si l’on veut être en harmonie avec le plateau, il faut quelqu’un comme Chung qui a une grande maîtrise de la direction d’orchestre et un goût pour cette musique, ce lieu. Avec Nadine, on a travaillé récemment sur «Les Derniers Jours d’un condamné». C’est un peu comme une famille qui se retrouve.

Quels ont été les rôles qui vous ont le plus marqué ?

Tous. J’ai passé ma vie sur scène. Mon expérience de la vie est fortement liée à la scène et aux personnages que j’ai incarnés. J’ai commencé dans des cabarets à 15 ans. J’ai joué à peu près une soixantaine de rôles en trente ans de carrière à l’opéra : Tosca, Pagliacci, Cyrano de Bergerac… Tous ces personnages m’ont apporté quelque chose, m’ont appris à me connaître. Ils m’ont influencé, donné des leçons. Sans eux, je ne serais pas l’homme que je suis. Aujourd’hui, je suis ravi d’avoir encore l’envie de me dépasser, de prendre des risques, d’avancer dans cette carrière pour donner des émotions à mon public.

Entretien : Françoise Payen

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