La folie de l’art brut

Image extraite du documentaire diffusé ce dimanche sur Arte © Arte/Kepler22 Productions
Giuseppa Cosentino Journaliste

L’art brut, débarrassé de toute volonté de plaire, est-il aujourd’hui en danger ? Ce dimanche à 17h25, Arte diffuse le documentaire «La Folie art brut».

Associé à la création dite «pure», cet art connaît un succès croissant depuis une dizaine d’années. Or, à ses débuts, il ne pouvait, littéralement, pas être «vu en peinture» ! Méprisé, qualifié d’«infantile» et de «primitif», il était aussi appelé «l’art des fous». Et pour cause, ses adeptes sont des autodidactes, des marginaux, des individus vierges de toute formation artistique, mais aussi… des aliénés. Leur seul but étant de «créer, sans se soucier ni de la critique du public ni du regard d’autrui», précise le magazine Beaux Arts. Dès lors, pourquoi ce revirement ? Et surtout, comment cet «art de la marge» peut-il encore préserver son authenticité ?

Beautés d’asile

Le concept d’«art brut» est inventé dans les années 1940 par le peintre français Jean Dubuffet, proche des surréalistes André Breton et Paul Éluard. Comme eux, il est frappé par les œuvres des malades mentaux. Il va donc constituer, dès 1945, une collection d’objets dénichés dans des asiles psychiatriques, des prisons, des villages reculés… Comme ces dessins de Clémentine Ripoche, une visionnaire démente qui dessine et interprète la configuration des nuages ; ou les portraits aux couleurs vives de la Suissesse Aloïse Corbaz, diagnostiquée schizophrène, qui peint en série des couples fusionnels. Fasciné par ces artistes n’ayant nulle conscience de l’être, Jean Dubuffet y perçoit une «opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions», note-t-il pour son exposition intitulée «L’Art Brut préféré aux arts culturels».

Le prix de la liberté

Mais cet art de l’«altérité», émanant d’une fragilité mentale ou sociale, peut-il résister au coup de projecteur ? Actuelle figure majeure du genre, l’Américain George Widener (lire ci-contre), atteint du syndrome d’Asperger, se réjouit de cette reconnaissance. «J’espère qu’on voit en moi plus qu’un autiste surdoué du calendrier», avoue-t-il dans le documentaire d’Arte en présentant ses «carrés magiques» truffés de dates et de chiffres dont lui seul a le secret. Même enthousiasme chez Jill Galliéni, dont les «prières» illisibles s’arrachent, ou Marilena Pelosi, auteure de dessins intenses surgis de son inconscient depuis une grave maladie à l’âge de 16 ans. «Heureusement que je n’ai pas fait les Beaux-Arts, peut-être qu’on m’aurait appris à dessiner correctement», ironise cette dernière qui expose, à Paris, des œuvres dans lesquelles la macumba fiévreuse de son Brésil natal tournoie jusqu’au délire…

Folies intérieures

Si l’art brut est aujourd’hui la star des grands musées, c’est avant tout pour combler un «malaise dans la culture artistique réservée aux nantis», prévient Michel Thévoz, historien de l’art qui milite pour préserver cette «pureté primitive». Même constat pour Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint-Pierre, qui brocarde les dérives d’une forme d’art contemporain «de plus en plus liée au marché qui dicte tout». «L’art brut remplit un espace qui a été délaissé par la modernité ayant mis de côté les dimensions poétiques et imaginaires», poursuit-elle. «Il nous révèle ce à quoi nous avons renoncé pour devenir des êtres rationnels. Ces artistes nous montrent que l’humanité n’est pas à l’extérieur de soi mais en soi.» Selon elle, il est nécessaire de se laisser traverser par leurs histoires afin d’interroger nos propres folies. Et vous, qu’y voyez-vous ? 

Cet article est paru dans le Télépro du 20/4/2023

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